"Il ya dans le monde Nietzschéen l’idée que quelque chose a été irrémédiablement perdue .Seul l’art permet de supporter cet âbime. Nietzsche instaure une esthétique de la nostalgie ."
 
 

Entretien avec Alexis Philonenko, auteur de Nietszche , le rire et le tragique.
Propos recueillis par Didier Raymon

 
 
 
 


- Didier Raymond

On a parfois contesté l’originalité de Nietzsche en affirmant qu’il devait la plupart de ses intuitions philosophiques à Schopenhauer. Comment situer le maître et son disciple l’un par rapport à l’autre?
 

- Alexis Philonenko

Lorsque Nietzsche s’attache à la philosophie, il a vingt et un ans et il ne peut éviter Schopenhauer dont il lit l’ouvrage principal. Mais il s’agit, si j’ose dire, d’un mauvais élève. Schopen-hauer dit de l’histoire eadem, sed aliter (toujours pareil, mais autrement). Rien ne change, les mouvements du coeur humain sont toujours les mêmes, seul le vêtement change. Or dans les Considérations Inactuelles Nietzsche distingue trois formes d’histoire. L’une d’entre elles, l’histoire monumentale, laisse une trace qui sera visitée par l’histoire érudite. C’est une première différence avec Schopenhauer: l’histoire niée — sur le fondement de l’Esthétique transcendantale mal comprise Schopenhauer confond apparence et phénomène — fait place à l’histoire créatrice. Ainsi parlait Zarathoustra sera une construction transcendantale de l’histoire. L’homme n’est pas un fait donné, mais un fait à réaliser sous tous les rapports. Voici donc une belle opposition — mais il en est une autre — Schopenhauer est le philosophe de la mort, Nietzsche est le philosophe de la vie. Que voit Schopenhauer quand il se promène à l’automne dans une forêt? Partout des feuilles mortes, des branches noircies, martyres et témoins (c’est la même chose) des luttes fratricides que se sont livrées les grands arbres aspirant à davantage de lumière et puis l’horrible exhalaison, l’odeur de cadavre, qui suinte d’un peu partout. Toute forêt est une ode funèbre ; voilà ce que voit et entend Schopenhauer — et Nietzsche, à l’opposé, voit dans l’époque des premières neiges, dans le feu des feuilles dorées l’endormissement de la belle nature qui va se régénérer. Bien entendu on ne peut saisir que quelques oppositions — mais je soulignerai la plus évidente, celle qui inspire la démarche de Ainsi parlait Zarathoustra c’est une philosophie solaire combinée à la nuit et au feu. Ou encore une philosophie cosmique.
 

— Et la musique?
 

— Il est temps d’en venir à la musique. C’est à la fois le pont et l’abîme. Pour Nietzsche comme pour Schopenhauer il n’y a pas une mauvaise musique moderne et une bonne musique ancienne. Et il faut se garder des jugements hâtifs. Schopenhauer préférait Rossini à Mozart. Choix aberrant dira-t-on; et c’est ce jugement qu’on doit entièrement réviser si l’on a la chance d’écouter la Messa di Gloria de Rossini au grand théâtre de musique de Vienne. C’était moderne pour Schopenhauer et c’était beau. Nietzsche a partagé l’opinion de Schopenhauer: la musique aurait pu remplacer la métaphysique. Elle est la pulsation transparente du monde. C’est le lien puissant entre Nietzsche et Schopenhauer et aussi l’abîme. Nietzsche était en effet un excellent musicien. D’une part c’était presque un virtuose au piano, d’autre part c’était un improvisateur très talentueux — les témoignages sont formels —, enfin les quelques morceaux qu’il nous a laissés expriment une personnalité très douce, éloignée des sonorités wagnériennes. Schopenhauer n’était ni un bon exécutant ni un bon improvisateur et cela m’empêche de voir en lui un bon musicien je n’arrive pas à concevoir un musicien privé de contact intime avec l’instrument, avec son instrument; on dit même qu’il faut apprendre "son" Stradivarius.
Mais, supposée résolue cette question, on parle aussi d’intuitions philosophiques chez Schopenhauer et Nietzsche. Schopenhauer a bien été visité par une idée, celle d’un cristal se formant d’un seul coup en son esprit et incapable d’évoluer. Et de fait ses différents écrits ne sont que des variations sur un thème qui ne change pas le phénomène n’est qu’apparence. C’est ce qui le sépare de Bergson, qui fait émerger son thème à différents niveaux ontologiques. Mais c’est aussi ce qui le rapproche subtilement de Nietzsche qui a l’intuition décisive d’un devenir en soi métaphysique. Ce devenir est celui que déterminent deux pôles mouvants l’un le Surhomme, l’autre l’Unter-Mensch (sous-homme). Monisme de la substance — dualisme de la tendance.
Il y a dans ce contexte une image qui ne colle pas et c’est celle qui orne le fronton de la Gaya scientia, je veux dire celle de la demeure. L’idée de demeure est très claire chez Schopenhauer: c’est la tombe, l’éternelle demeure... Mais, en un sens, il n’y a pas de tombe chez Nietzsche.
Bien davantage — dans un poème de jeunesse il est dit que la mort est à peine concevable. Du tréfonds de la terre se ressource l’arbre vivant.
Je voudrais conclure cette question par un bref aperçu philologique de trois notions :
1) Wille zur Macht — nous traduisons " volonté de puissance " ; comme si le " zur " qui implique l’idée de tension orientée pouvait être suivi par un génitif; il faut traduire " volonté vers la puissance ";
2) Nous traduisons " Tanzlied " Musique pour la danse sans permettre aux idées de légèreté, de liberté métaphysique de s’exprimer;
3) Widerkehr des Gleichen (retour du même) doit être rendu par retour de l’identique pour ne pas laisser supposer une synthèse du même et de l’autre .
 
 

— La musique peut-elle être consolatrice?
 
 

Que la musique soit consolatrice, c’est une idée de toujours. Toutefois Schopenhauer et Nietzsche l’abordent d’une manière très neuve; la musique ne peut consoler que de manière solitaire. Vécue dans l’intériorité du « Geist» elle procure la vraie jubilation et la satisfaction d’exister. Wagner nous exalte, Nietzsche nous berce c’est ce que j’ai retiré de Wagner et des fragments tragiquement lacunaires de Nietzsche. Pourquoi ce dernier n’a-t-il pas vraiment tenté une carrière de musicien ? demeurant in-consolé. A dire la vérité je n’en sais rien. Ou plutôt j’ai un sentiment. Je crois que Nietzsche était incroyablement pudique. Le véritable artiste est extraordinairement impudique et exhibitionniste. C’est une énorme contradiction. Nietzsche ne l’a pas supportée comme Mozart. Mais puisque tout objet sortant de la main de l’homme ou de la libre-nature peut être consolateur, il est inévitable qu’à tel type de consolation réponde tel système des beaux arts, c’est une tautologie. Un moment musical ne se laisse pas isoler d’une certaine sphère culturelle; bien davantage il l’exprime. La musique nietzschéenne, dans la mesure où il est permis d’en parler d’après ses poèmes, aurait peut-être eu un caractère tzigane. C’est un sentiment tout à fait personnel.
 
 

— Peut-on considérer dans ce cheminement Nietzsche comme un lecteur de Kant ? Et comme le moins allemand des philosophes allemands?
 

 C’est la lecture de Kant, à travers Cassirer, qui m’a initié à la philosophie allemande. Ensuite ce fut la détermination d’un certain style toujours orienté par l’idée de fondation. Nous aussi, Français, sommes dominés par l’idée de fondation, mais d’une autre manière que les Allemands. Ce qu’il y a de commun, c’est l’idée qu’un certain savoir est achevé et doit comme tel être fondé; on n’éprouve pas le besoin de fonder n’importe quoi: chez Kant la fondation intéresse d’abord l’espace (géométrie) puis le temps (arithmétique) et la méthode dite transcendantale est étendue à tout le corpus de la raison. Pas de place pour le sentiment au sens de Racine. La définition de la recherche est purement idéative. Est essence ce qui rend le réel possible. Est essence, par exemple, dans le champ de la science comme physique, la catégorie de causalité comme totalité synthétique. On dira qu’il y a un vice majeur : l’extension de la méthode synthétique appliquée à l’espace et au temps, donnant lieu à des sciences constitutives, à des sciences régulatives. Mais cette induction est le génie du kantisme. Vainhinger, si décrié — même oublié — ne s’y est pas trompé. Les catégories ont pour véhicule le " Je pense " (comme chez Platon le Bien est la présence qui rend toutes les présences possibles) qui est l’essentiel de l’essence. C’est sur cette essentialité de l’essence que les philosophes allemands se sont disputés — tous convenant qu’il fallait faire transiter l’essentiel de l’essence dans la liberté, qui, chez Kant comme " fait unique de la raison ", possède un primat.
Je voudrais mettre en lumière préalablement l’extraordinaire bouleversement qui s’opère avec Kant:
au fond ce n’est plus l’Etre qui est à la racine de l’étant; c’est la volonté comme ce qui n’étant pas a soif d’exister. L’Etre accouche de soi sur fond de désir. La lumière n’est pas principe (au sens de fondement) mais résultat. Et ce qui est originaire, ce n’est pas même le temps mais la nuit.
Vous me demandez si Nietzsche est le moins allemand de tous les philosophes allemands. Toutes les considérations jusqu’ici développées tendent à conforter cette assertion, par exemple sa préférence (ou-trée) pour la musique du Sud; de même son inspiration puisée aux sources grecques, le rire homérique, la notion de tragédie. Wagner est passé simplement de l’Antiquité grecque aux éléments allemands ; or justement ce passage n’est pas aussi simple. Par exemple la Grèce de Wagner n’est que celle de Schil1er: le classicisme de Weimar. Nietzsche est le moins allemand de tous les philosophes allemands parce qu’il est le plus grec d’entre eux.
Il y a bien le problème des aphorismes. Les philosophes allemands ont privilégié l’idée de système; Nietzsche s’y oppose par ses aphorismes. L’aphorisme est très mystérieux chez Nietzsche. On connait la position de Chestov à ce sujet .Nietzsche ne partage pas à mon sens , lesd questions kantiennes. Toutes les questions kantiennes, en particulier celle de l'immortalité de l'âme, sont formulées dans la perspective de la transcendance et du Dieu perdu tandis que Nietzsche rêve d'un idéal immanent  et accessible. Il dira imprudemment ~  mais c'est révélateur ~ que son idéal est le soldat prussien .
 
 

— Une philosophie peut-elle sacrifier l’idée de vérité au profit d’une vision esthétique du monde?
 

 On a dit que Nietzsche avait une idée originale de la vérité et on a rédigé non pas des livres, mais de gros bouquins à ce sujet. Cependant il n’y a qu’une pièce fondamentale de Nietzsche à ce sujet. La si célèbre Dissertation de 1873. Dans le fond, nous avons deux idées de la vérité l’une mécanique (vérité d’entendement) ; l’autre esthétique (raison). La vérité d’entendement est technique et commune; sans carburant un moteur ne fonctionne pas tout le monde en convient — il y a beaucoup de vérités communes, beaucoup de vérités indifférentes. Bombent le torse en les manipulant ceux qui affirment: " Moi! je suis un scientifique, un cartésien " . Il y a des " scientifiques " même chez les médecins. Peu importe que la vérité soit une proposition dont on a oublié qu’elle était une erreur — ce qui compte c’est l’esprit dans lequel s’ébauche l’affirmation. Il y a bien sûr aussi des erreurs de langage : on dirige les enfants vers les " sciences exactes " — comme s’il existait des " sciences inexactes" ! Et d’autre part il existe des vérités personnelles : un amour vrai — elles définissent un moment d’un être et ne se laissent pas, pour parler comme Leibniz, mettre en système.
Enfin je dirai que, chez Nietzsche, la vérité peut être communiquée ou exprimée. En ce dernier sens la vérité est proche d’une fonction. Ajoutons que la vérité est belle.
 
 
 

— Après Nietzsche, peut-on continuer à composer des systèmes philosophiques en imitant le modèle cartésien d’une méthode mathématique ou bien doit-on plutôt s’inspirer du travail des artistes? Cela nous permet-il de redéfinir le philosophe comme un artiste plutôt qu’un scientifique?
 

 La question est sans objet parce que si je conçois une orientation intellectuelle cartésienne, je ne conçois pas en revanche de système cartésien. Ni la médecine, ni la mécanique, ni la morale enfin ne sont achevées. Or ce sont des exigences internes au progrès de la vie dans l’orientation cartésienne; en médecine, sa préoccupation est moins de guérir que d’allonger la durée de la vie. Naturellement le mouvement est dialectique : plus ma vie dure, plus je puis concevoir d’expériences susceptibles de la faire durer et ainsi de suite. Tout cela n’est en rien nietzschéen. Descartes et Nietzsche, c’est comme si l’on pouvait dissocier technique et thérapeutique. D’ailleurs l’idée de système même est-elle cartésienne ? Ferdinand Alquié ne le pensait pas. Il voyait en Descartes un systématique déçu, enveloppé par la nostalgie de l’Etre, convaincu que l’objet n’est pas l’Etre.
Le philosophe a une grande supériorité sur le simple savant : il sait qu’il ne comprend pas, tandis que le simple savant croit comprendre. Le simple savant se dit scientifique ; abominable langage — un " docteur " en médecine n’est pas plus savant que moi et un ancien élève de l’Ecole polytechnique pas davantage.
 
 
 

—  Nietzsche a dit que le plus grand psychologue c’est Dostoïevski et il ajoutait " plus que Stendhal ". Comment comprenez-vous cela?

C’est vers la trentaine que Nietzsche connut, apres Schopenhauer, Stendhal. Je crois que ma mère aimait Stendhal dont elle me faisait lire chaque soir quelques pages sur son lit de mort. Elle le trouvait charmant, brillant d’intelligence. Mais  insistons sur l’essentiel : il y a un âge pour lire Stendhal (la trentaine), un autre pour lire Dostoïevski (quarante ans) et alors " on " trouve " son " auteur supérieur à tout autre. Je crois qu’il en fut de même pour Nietzsche.
 
 
 

— Heidegger fait de Nietzsche le dernier des métaphysiciens et des humanistes, peut-on souscrire à cette interprétation ou pensez-vous qu’il existe des raisons de la combattre?

 Plus d’une fois on m’a posé cette question. Je voudrais commencer par dire qu’on ne peut parler de l’homme, de son inachèvement, etc., et lui permettre de se conduire comme un voyou en philosophie. Nous n’en finissons pas de recevoir des coups de triques d’ontologie et de phénoménologie. De l’être on fait un mystère — comme d’habitude depuis Clausberg. Lisez quelques pages de Was ist das die Philosophie? Mais enfin puisqu’il faut une fin à tout.., parlons de la philosophie ! Il me semble que pour connaître correctement la fin, il faudrait ou bien (modèle historique) savoir ce que fut le commencement, ou bien (modèle principiel) connaître le commencement idéal.
Le commencement idéal est bien connu de tous. Il s’agit d’une réflexion sur des principes sans lesquels la pensée est inconcevable. C’est la position fichtéenne que Nietzsche récuse. La place faite à l’entendement est trop large.
On se rejette alors sur la position historique. Mais elle est poétique et de ce fait incapable d’engendrer l’entendement.
Revenons à la question : le dernier des métaphysiciens... Cela signifie qu’il y a eu des métaphysiciens et pas seulement des ébauches de métaphysiciens. Mais : où sont-ils ? Dans les arts ? Dirons-nous qu’il y a une métaphysique de Van Gogh, de Latour, de Mozart, de Beethoven — où faire passer la limite... Comme unique limite, il se trouve la détermination du sens interne. C’est à la fois très peu et trop. Et pourquoi aussi formuler la question dans le sens du passé. Qui serait assez fou pour prétendre que jamais Dieu ne renaîtra ? Mais la question n’est peut-être pas là. Maxime Schuhl a bien posé la question:
qu’en est-il du machinisme et de la spéculation? Peut-être n’y aurait-il jamais de spéculation dans un pays visité par autre chose que les échecs du machinisme?

 

Propos recueillis par Didier Raymon
 
 

ALEXIS PHILONENKO " Nietzsche est le philosophe de la vie "

 

" Dans Par-delà le bien et le mal Nietzsche saisit dans le miroir le reflet de la réalité ou la réalité du reflet."
 
 

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