" Repenser une éthique par-delà bien et mal"

 

Pourquoi lire Nietzsche aujourd'hui? " Aujourd'hui " ,cela veut dire la fin du xx' siècle, soit la fin d'un siècle où la morale s'est révélée particulièrement impuissante à endiguer toute forme de violence et de barbarie. Or, on a longtemps imputé à Nietzsche et à sa rhétorique du surhomme d'avoir exercé une influence néfaste sur des idéologies responsables de cataclysmes politiques, de crimes contre l'humanité et de génocides à une échelle encore jamais atteinte. En fait, ce que nous pourrions faire maintenant, c'est le lire dans une perspective tout autre: comme celui qui peut nous aider à surmonter l'échec fondamental de la morale, l'impuissance foncière des carcans moraux tels qu'ils ont été fixés à partir du kantisme (sur le fondement de la " raison pratique "). Il faudrait lire la Généalogie de la morale non pas comme un démontage des fondements de la morale mis au service d'un immoralisme douteux (Si tel était le cas, Nietzsche ne se serait pas préoccupé de dépasser le nihilisme), mais comme une réflexion visant à ne dépasser la morale que pour l'ouvrir elle-même à une dimension qui la " surplombe ", et que j'appelle l'éthique. Qu'est-ce que cela veut dire? On peut d'abord délimiter le champ de la morale comme le lieu des rapports qui nous relient à nos semblables ; la morale régie les rapports bienveillants et justes qu'il faut nouer avec autrui. En revanche, l'éthique est quelque chose qui ne relève que de soi et ne concerne que le " soi " , et ce indépendamment de tout rapport de bienveillance ou de bienfaisance à l'égard de tout Autre. Nietzsche disait: " Une chose est nécessaire: donner du style à son caractère ". Tel est le programme de son éthique. Ce caractère est l'expression d'un soi " que Nietzsche, on l'oublie trop souvent, ne récuse pas, mais appelle au contraire dans le Zarathoustra " la Grande Raison ". Ce soi, c'est la corporéité " vivante. Il y a là un dépassement de la critique de la subjectivité qui fait que la subjectivité elle-même échappe d'un certain point de vue à la critique du sujet. Et c'est ce point de vue qui m'intéresse. Car si le sujet est forcément disqualifié (dans une philosophie du " devenir "), s'il est une fiction grammaticale, il n'en va pas de même de la subjectivité, laquelle peut très bien recevoir une interprétation susceptible de nous aider à franchir le cap du xx' siècle on nous donnant un champ nouveau d'investigation basé sur le surmontoment de la morale par l'éthique. Que signifie cette interprétation nouvelle de la subjectivité? Evidemment elle repose sur l'interprétation des forces corporelles, mais aussi, et surtout, sur une nouvelle définition de la passion - de la passion comme " fait ultime ", dit Nietzsche, non pas au sens d'un substrat ni d'une substance première, mais comme ce derrière quoi il ne faut justement placer aucun " sujet " en particulier. En fait, il n'y a pas de sujet de la passion. Il y a la passion comme subjectivité - et la nécessité éthique où l'homme se trouve constamment de prendre, en tant qu'être vivant, position à son égard " par-delà bien et mal ".


 
 

Propos recueillis par David Rabouin
 

Paul Audi, ancien enseignant à l'université Paris XII,collabore à la direction de la collection Perspectives Critiques aux P.U.F. Il prépare actuellement un livre intitulé Topographie de la passion. Essai sur le corps et ses mots (éd. Encre Marine) dont Nietzsche est l'un des fils conducteurs.
 
 
Paul Audi Repenser une éthique par-delà bien et mal"

 
 
 

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